-Il y a quelqu’un ? je demande en entrant dans le cocon blanc qu’est l’infirmerie.

Personne. J’aurais du m’en douter. Il suffit d’avoir rencontré les deux commères qui servent d’infirmières depuis la réouverture de la prison pour comprendre qu’aucune d’elles n’a vraiment le sens des priorités. Oh, elles sont diplômées. Fraichement sorties de l’Université. Mais il leur manque l’expérience. C’est pourquoi je ne suis pas étonnée de trouver l’infirmerie vide. Et en cas d’urgence, qu’est-ce qu’on fait ? On attend que l’une de ces deux demoiselles aient fini d’échanger les derniers potins croustillants ? Il devrait toujours y avoir quelqu’un dans ce local. Je ne crois pas qu’elles vont faire long feu ici. Le directeur doit attendre qu’un médecin compétent et expérimenté daigne lever les yeux sur la prison. Et ça risque d’être long. Ce n’est pas tout le monde qui a envie de travailler dans une prison, et surtout celle-ci, avec toutes les histoires qui courent à son propos.

Je me suis coupée. C’est bête. Sur le dessus de la main avec le rebord d’une grosse boîte de carton. Tout ce que je veux, c’est un pansement. Je fouille dans quelques armoires avant d’enfin trouver ce que je cherche. C’est là que j’entends comme un gémissement qui provient de derrière moi. Oh … en plus elles laissent les patients sans surveillance. Bravo. Je nettoie ma main en dessous l’eau, l’essuie rapidement et applique le pansement. C’est drôle. Un an plus tôt, j’aurais paniqué pour cette petite coupure. Je souris à cette idée. J’en ai fait du chemin.

Je me retourne, prête à repartir. C’est là que je remarque, au sol, juste derrière une table d’examen, un bras étendu, et du sang. Mes jambes vacillent et mes mains s’agrippent au comptoir derrière moi. Non. Ne pas paniquer. L’an dernier j’aurais paniqué. Bon sang … mais qu’est-ce que je dois faire, là ? Je prends une grande respiration, m’approche et fais le tour de la table. C’est là que je la vois. Une prisonnière que j’ai croisée à quelques reprises, couchée par terre, inconsciente. Mais ce n’est pas le temps de chercher son nom. Je n’ai pratiquement aucune connaissance médicale, moi. Ce qu’il me faut c’est quelqu’un qui en a. Et quelqu’un qui pourra la soulever et la mettre sur un lit plutôt que de la laisser étendue au sol. Je me précipite vers la porte. Le couloir est désert, jusqu’à ce que …

-Philippe ! je crie. Venez, j’ai besoin de vous.

Décidément, je ne fais que lui demander de l’aide à celui-là.

Eh bien on peut dire que ça aura été une journée agitée. Je m’étire, avise le petit verre de café – décaféiné, bien évidemment – posé sur la table juste devant moi. Philippe est assis de l’autre côté de la petite table dans la salle d’attente. Pourquoi être restés ? Après que les infirmières soient arrivées – elles se sont quand même laissées désirer, celles-là – nous n’avons pas réellement pu nous rendre utiles. Je me demande ce que nous aurions pu faire. Moi j’ai très peu de connaissances en médecine du corps. Mon truc, à moi, c’est l’esprit, le mental. Donnez-moi des crises à gérer, mais pas des plaies à suturer. Et puis le sang … ça n’a jamais été ma tasse de thé. Philippe donnait l’impression d’être en contrôle, aucun stresse, absolument aucun stress ne venait marquer son visage. Il avait appliqué les compresses pour calmer l’hémorragie. Moi je n’aurais pas pu faire une telle chose. Je sais à peine m’occuper de moi-même quand je me blesse.

J’approche le verre en styromousse de mes lèvres. Le café – décaféiné – a un peu tiédi et je consens à en prendre une gorgée. Je n’ai jamais été très forte sur ce genre de boissons. Une des infirmières nous a demandé de leur laisser de l’espace et nous a envoyé dans une petite pièce juxtaposée à l’infirmerie. Nous y voilà donc, Philippe et moi. Je me dis que je pourrais bien partir. Ça ne sert à rien que je reste là. Cette jeune femme m’est totalement inconnue et que je sois là ou non à son réveil … elle doit s’en ficher éperdument. Mais mon instinct professionnel me dit de rester : que ce soit une tentative de suicide ou de la simple mutilation, ou encore une tentative d’attirer l’attention sur elle, cette jeune femme est troublée.

-Mademoiselle Greene, monsieur Arther … glisse une petite voix.

Je me tourne vers la porte. La plus jeune des infirmières qui étaient là tout à l’heure se tient dans l’embrasure, légèrement penchée en avant.

-La jeune femme s’est réveillée. Elle a demandé qui l’avait sauvée. Je me suis dit que peut-être, vous voudriez la voir.

Je hoche la tête sans consulter mon collègue et amorce un mouvement pour me lever.

La jeune fille n’a pas l’air bien forte. Et c’est tout à fait compréhensible. Elle a perdu je ne sais quelle quantité de sang : même si les blessures ne sont pas particulièrement importantes, il suffit de peu de sang perdu pour affaiblir quelqu’un. Quand nous rejoignons la détenue dans l’infirmerie, je me tiens un peu à l’écart, j’observe Philippe. Il ne perd pas son temps avec des formules de politesse, ne s’informe pas de l’état de la prisonnière. Il saute tout de suite à l’essentiel. Enfin … l’essentiel pour lui. Moi je sais très bien comment elle a pu se retrouver seule ici : l’incompétence chronique des deux principales infirmières. La jeune fille semble piquée au vif, tient tête à Philippe et tente de se lever. Tentative qui ne la mène pas bien loin. Je fais un pas en avant, pose une main sur l’épaule de Philippe, m’imposant, en quelques sortes, entre lui et la jeune femme.

-Je crois que ce qui importe pour l’instant c’est de s’assurer que cette jeune femme se porte bien.

Je tourne un regard chaleureux vers la détenue : Leila Izumi, m’a dit Philippe tout à l’heure, pendant que nous attendions. Visiblement il la connait déjà. Moi je ne l’ai jamais rencontrée. Est-ce malheureux ? Je le crois. Normalement je me réjouirais qu’une personne n’ait pas besoin de mes services de psychologue. Mais voyant ce que celle-ci vient de s’infliger, j’aurais préféré l’avoir comme patiente avant. Il est bien évident que je vais m’organiser pour fixer une série de rendez-vous avec elle. Je ne laisserais pas une personnalité aussi instable sans soin. Je devrais lui trouver un petit trou dans mon horaire. Être la seule psychologue de l’établissement, ça vous remplit une grille de disponibilité plutôt rapidement. Je ne peux pas dire que je n’ai pas hâte qu’on engage d’autres professionnels du comportement pour alléger ma tâche. Mais d’une autre façon, je me rappelle de mes collègues dans l’ancien Sadismus. Je ne les aurais souhaités à personne.

-Je m’appelle Maybeth Greene.

Je ne lui tends pas la main. Je tiens à respecter son espace.

-Ce qui vous est arrivé n’aurait pas du se produire, mademoiselle Izumi. C’est un regrettable incident et ce qui est le plus choquant, c’est que cet endroit ait été laissé sans surveillance.

Je darde un regard noir vers la porte derrière laquelle s’est réfugiée l’infirmière.