Ce n’est pas rare que ça arrive. Si j’ai un moment de libre, ce qui est le cas cet après-midi, c’est souvent à moi qu’on demande d’aller chercher les prisonniers qui ont été envoyés en cellule d’isolement. C’est moi qui l’avais suggéré. Disons que je suis plus douce que la plupart des gardiens et que ça permet une sortie en douceur, un rappel pas trop violent à la réalité dure de la prison. Personnellement, je resterais dans cette salle et n’en sortirais jamais. Aucun bruit en provenance de l’extérieur, aucune peur qui peut franchir les murs. Enfin … Je repense à l’incendie. Il parait qu’un prisonnier était en salle d’isolement pendant le désastre. Je m’imagine souvent ce qu’il a du ressentir quand il s’est retrouvé à cuir dans un four. Rien entendu, rien vu. Probablement tué par le gaz avant d’être atteint par les flammes, en fait. Mais mon esprit s’imagine toujours les scénarios les plus terrifiants. Je crois que c’est inné. En fait, j’ai vu un reportage hier à la télévision ou on se demandait si la peur était innée ou acquise. Ils ne sont arrivés à aucune conclusion et je n’ai pas pu démentir ou donner raison à Jefferson, qui disait que c’était dans ma nature d’avoir peur, alors que moi je dirais plutôt que c’est lui qui m’a appris la peur. Je m’arrête devant l’escalier qui mène aux sous-sols de la prison. Cet endroit ne m’a jamais plu, que ce soit ici ou dans l’ancien Sadismus. Une chose est certaine, c’est mieux éclairé maintenant qu’autrefois. Le directeur n’a pas hésité à mettre l’argent nécessaire sur cette reconstruction. J’amorce la descente. L’air est toujours aussi irrespirable par contre.

Deux gardiens m’attendent et me font signe de les suivre, comme si je ne savais pas déjà où cette cellule se trouvait. Question de sécurité. Je ne peux pas leur en vouloir. Depuis mon retour, j’essaie le plus possible de m’entourer d’autres êtres humains en qui j’ai confiance. Ainsi, si je devais croiser Jefferson, je serais accompagnée. Je ne serais pas à sa merci. Mais je ne vais pas le croiser. Je fais tout pour que ça n’arrive pas. Je m’étais même privée d’aller visiter Carl pour ne pas tomber sur lui. Quand je pense que Carl croyait que j’étais revenue pour Jefferson. C’est absurde. C’est vrai que j’ai fait beaucoup pour mon frère, ou du moins essayé de faire beaucoup, mais je fais mon deuil : je n’arriverai jamais à rien avec lui. Je n’en ai pas la force, ni le pouvoir.

-C’est ici, mademoiselle Greene. Il est un peu fêlé, vaut mieux vous prévenir.

Je lance un regard aimable et rassurant aux gardiens, leur signifiant que je connais mon travail et que j’en ai vus d’autres. Et puis d’après son dossier, il n’est pas foncièrement mauvais mais plutôt mentalement troublé. Et puis en temps normal, je ne sais pas trop pourquoi, mais j’inspire confiance aux détenus. Peut-être parce qu’ils se sentent traqués et que je me suis toujours sentie ainsi. Je n’en sais rien. L’un des deux gardiens m’ouvre la porte en m’expliquant la raison pour laquelle le sujet Dimitrov s’est retrouvé en cellule d’isolement.

C’est on ne peut plus intéressant. Jamais dans cette prison un détenu n’a demandé à être envoyé au trou. Au point de devenir agressif pour voir sa prière être exaucée. Aussitôt, une série d’hypothèse possible jaillissent dans mon cerveau. Peut-être que ce Jad Dimitrov a simplement besoin de tranquillité. Maux de tête ? Impossibilité à supporter les pairs ? Après tout il n’est ici que depuis peu. L’ambiance de la prison peut parfaitement ne pas lui convenir et il ressentirait le besoin de s’isoler, ce qu’il est plutôt impossible de faire en cellule. Ou peut-être aussi que cet homme est victime de harassement de la part des autres détenus, ou encore des gardiens. On n’est jamais tout à fait sûr, avec eux. Certains feraient n’importe quoi pour se distraire, ou pour un peu d’argent. Mes années de service à Sadismus m’ont appris qu’on ne pouvait se fier à personne.

La première chose que je constate en entrant dans la salle, c’est le rat étendu près du mur opposé. Je frémis. Je déteste les rats. Et celui-ci n’est pas mort. Au premier abord, je ne vois pas le prisonnier. C’est parce qu’il est assis au sol, à côté de la porte. Je baisse le regard, prends le temps de l’observer un instant. À voir ses yeux fous qui fixent le rat, qui regardent partout, qui reviennent toujours se fixer sur le rat, je comprends déjà à quoi j’ai à faire. Ça, ce n’était pas spécifié dans son dossier. Délire paranoïaque. Il pourrait aussi simplement avoir peur des rats mais je préfère me concentrer sur un diagnostique plus lourd. Si ce n’est que le rat, eh bien ce ne sera que le rat. Mais ça m’étonnerait. Ce n’est pas le regard d’un être effrayé mais bien celui d’un animal traqué, qu’il a. Schizophrénie peut-être, mais je n’en mettrais pas ma main à couper. Alors là pas du tout. Je n’aime pas les diagnostics hâtifs … mais parfois …

-Jad Dimitrov. Je suis Maybeth Greene. Vous devez libérer cette salle, elle est requise pour des prisonniers dangereux ce qui, je crois, n’est pas votre cas.

J’ignore le grincement de dents des gardiens derrière moi. Oui, certes … il s’agit d’un criminel et il doit être aussi dangereux que n’importe lequel mais je ne le traiterai pas comme tel : pour moi il s’agit d’un patient comme les autres et, qui plus est, il doit plus que tout être pris avec des pincettes. Ce que personne n’a semblé faire depuis son arrivée, je le crains.

Ce n’est certes pas le premier prisonnier de son genre qu’il m’est donné de rencontrer. Dans le regard qu’il lève lentement, je reconnais des dizaines de patients mais le plus important, c’est que je me reconnais, moi. Ce regard d’animal traqué … Je l’ai eu pendant des années. Je commence tout juste à m’en défaire mais les faits sont là, et certaines manies mettent du temps à disparaître : regarder par-dessus mon épaule, surveiller les moindres faits et gestes de chaque personne qui m’entoure. C’est épuisant, terriblement éreintant et ça, peu de gens peuvent s’en douter. J’imagine que cet homme, Jad, est fatigué, extrêmement las. D’où son désir de ne pas bouger de cette salle, comme il me le fait comprendre à mi-voix.

Tout d’un coup, il cesse de me regarder, son regard fou va essayer de se fixer à nouveau sur le rat. Je fais de même et ai un sursaut en constatant qu’il n’est plus là. Je croyais qu’il était mort. Je frémis. Je déteste ces animaux. Ils sont sournois, rapides et discrets. Et ils donnent toujours l’impression de vous fixer de leurs petits yeux noirs qui brillent comme des billes. Quand je le vois passer à toute vitesse à côté de moi, je ne peux réprimer un couinement et je recule d’un pas. Le prisonnier, lui, a eu un autre genre de réflexe. Aussitôt que le rat est passé devant lui, sa jambe s’est détendue et a frappé l’animal de plein fouet.

«Ça surveiller!»

Malgré moi, mes yeux s’agrandissent sous le coup de la surprise. Pourtant, c’est une réaction on ne peut plus banale de la part d’une personnalité paranoïaque, ce qui vient confirmer mon premier diagnostique. Je vois son regard qui revient sur moi, plus tendu encore que tout à l’heure. Ça fait longtemps que j’ai compris qu’il ne sert à rien de faire comprendre à ces personnes que leurs peurs sont imaginaires. En tout cas tant qu’ils ne prennent pas de médicaments. Cet homme n’est pas lucide et il n’acceptera pas d’être soigné facilement. Mes professeurs déconseillaient cette méthode, mais mon expérience m’a prouvé qu’elle n’était pas plus mauvaise qu’une autre. Le but est d’amener cet homme à me faire confiance. Je me penche, mes yeux toujours ronds et fixes. Je m’accroupis à côté de lui.

-Alors vous aussi vous l’avez compris ? Je croyais être la seule à …

Je m’arrête brusquement, détourne la tête, lance un regard vers la porte et observe les gardiens quelques secondes. Puis je regarde le prisonnier et baisse la voix.

-Je ne sais pas si je peux vous faire confiance … Qui me dit que vous n’êtes pas de mèche avec ceux-là ?

Je dis ces mots en pointant le rat du menton et en pointant discrètement les gardiens. Qui ne risque rien n’a rien ,comme on dit.

Le jeune homme fuit tout à coup mon regard. Je l’avais captivé pendant un instant, mais je crains que ce soit terminé. Tout d’un coup il se braque, hausse le ton et me darde d’un regard particulièrement féroce. Pour le coup, j’ai un sursaut et j’ai un mouvement de recul. Derrière moi, dans le couloir, j’entends une certaine agitation. Les deux gardiens se demandent s’ils doivent agir. J’espère qu’ils feront pas de bêtise et me laisseront mener cet entretien comme je l’entends. Dans l’ancien Sadismus, tout le monde s’était fait à ma façon de travailler et quand je donnais des directives, on les suivait. Ici, pour l’instant, j’ai peur que mon autorité ne soit pas encore tout à fait affirmée et comprise par tout le monde. Ce ne sont pas toutes les personnes qui sont conscientes de ce que représente le travail d’une psychologue.

Quoi qu’il en soit, ici, dans l’immédiat, un prisonnier m’accuse d’être de mèche avec des … je ne sais pas exactement ce que c’est. Et je me demande comment je le saurai s’il continue à m’accuser de la sorte. Mais soudainement il se calme, perd son aspect menaçant et ramène les genoux sous son menton comme le ferait un enfant. Son ton aussi, change.

«Je..Je pas être avec Eux…Je promettre pas être avec Eux…Je rien faire…»

Je lève les mains devant moi en signe d’abandon et je pousse un soupir de soulagement. Un petit regard bref en arrière.

-Je suis désolée … Je ne voulais pas vous offenser. Mais vous savez aussi bien que moi qu’ils sont malins, qu’ils sont partout.

Je prends une grande respiration et dit rapidement, presque d’un souffle : « Je ne suis pas avec eux. Plutôt crever que de me vendre comme ça. »

Maintenant, ce que je dois trouver, c’est un endroit où je pourrai discuter avec lui, l’amener à se confier, à me faire confiance. Un endroit où il n’y aura pas de gardiens pour troubler l’exercice de ma profession. Dur … dans une prison. Je ne vois que mon bureau qui pourrait convenir à ces fins.

Le silence s’impose entre nous deux, lourd. Mais je n’en fais pas de cas. J’en ai vu bien d’autres. Cet homme ne sortira pas d’ici de son plein gré, j’en ai bien peur. Et il est hors de question que je m’abaisse au jeu des gardiens et que je le fasse sortir de force. Je l’aurai, à force de détours de la parole. C’est ce que je fais toujours. Et puis c’est tout dans son intérêt de sortir de cette pièce. Moi, si la porte était fermée, je ne pourrais pas y tenir plus d’une heure. Je ne suis pas claustrophobe comme Carl, bien entendu, mais quel humain normal se trouverait bien en étant ici ? Je doute que ce soit le cas de Jad Dimitrov. S’il ne veut pas partir d’ici, c’est qu’il perçoit tout le reste de la prison comme étant hostile. Bien sûr que c’est un milieu hostile. Mais la raison qui pousse cet homme à se cacher n’est pas le danger, mais la peur de quelque chose qui n’existe pas, ou encore de quelque chose qui a existé pour lui en dehors de la prison et qui n’en a pas franchi les murs. Comme pour confirmer mes pensées, il me dit qu’il ne sortira pas, que le rat doit sortir. Je hoche doucement la tête et me lève, me demandant comment je vais expliquer ça aux gardiens et les convaincre de ne pas entrer comme des brutes et le faire sortir. Je me dirige vers la porte, sors un instant.

-Messieurs, petit changement au programme. Je vais parler avec Dimitrov dans la salle d’isolement.

Déjà à leur tête, je vois que cette idée est loin de les enchanter. Eh bien s’ils croient que ça m’enchante aussi, de me faire enfermer avec un criminel dans une toute petite pièce.

-Et avant de nous laisser dans le secret de ma profession, j’apprécierais que vous veniez sortir la vermine de cette pièce.

Petit silence.

-Le rat. Il y a un rat mort par terre. Je voudrais que vous le ramassiez !

Il n’est pas venu le jour où je prendrai un rat dans mes mains.

Derrière moi, la voix incertaine de Jad Dimitrov se fait entendre. Il ne s’exprime pas très fort et je dois tendre l’oreille pour comprendre ce qu’il dit, car il se trouve toujours à l’intérieur de la salle d’isolement.

-Je..Non…Je...Je sortir.

Je passe la tête pour voir à l’intérieur. Je le vois se lever avec lenteur sur ses jambes maigres et marcher vers nous. Il répète ce qu’il avait dit avant. Pour un peu, je sautillerais de joie. Mais je me contente de laisser un léger sourire illuminer mon visage. J’ai réussi. Ça veut dire que j’ai réussi. Il me croit, il me fait confiance. Sinon il ne se serait pas levé de lui-même pour sortir. Bon … J’avoue que je m’étais résignée à faire cette séance au trou. Mais il sort : c’est tout ce qui compte pour moi. C’est ma petite victoire du jour. Et le tout, en ne sachant même pas ce qu’il fuit avec exactitude. Bon … j’ai traité d’autres paranoïas, je saurai bien m’aider de mes anciens cas.

Je me tourne vers lui et indique d’un geste coulant la direction de mon bureau. Les gardiens me regardent avec un air hébété. Et voilà : encore une preuve que la douceur est plus efficace que les coups de matraque. Je leur adresse un sourire aimable puis vais emboîter le bas à Dimitrov.